La campagne présidentielle de 2012, la plus grotesque qu'il m'ait été donnée de voir, est pour moi d'ores et déjà achevée. Elle a vu son intérêt culminer le dimanche 18 mars à 19 h 00 lors d'une manifestation mémorable réunissant 120 000 personnes. La seule dynamique de campagne en progression était celle de Jean-Luc Mélenchon, plus associative aux dires des anciens qu'en 1981, et d'aussi grande tenue qu'en 1936. Une fuite de la DCRI le 16 mars donnait déjà le candidat du Front de Gauche à un inquiétant 18 % d'intentions de vote.
La campagne démocratique, au tour déjà fort étrange, fut dès lors l'objet d'un traitement médiatique de plus en plus particulier.
En effet, douze heures plus tard, le 19 mars à 08h 30, un tueur matutinal et masqué tuait trois enfants et un adulte devant leur école. Cette tuerie immobilisait toute campagne, mettait fin à tout débat autre que sécuritaire, tant le pays fut saisi d'effroi. On eut voulu le faire exprès qu'on n'y serait pas parvenu. C'est un malheureux hasard, dirons-nous. Aujourd'hui, même si le présumé tueur a été tué (paraît-il) on n'a encore aucune preuve juridique qu'il fut bien le coupable de ces meurtres en série, quasiment uniques dans l'histoire contemporaine.
Tout ceci survint à quelques semaines d'une élection présidentielle, déjà fortement privée de débats contradictoires et centrée sur des sujets aussi subalternes que la viande Hallal ou le permis de conduire. Voilà qui allait remettre un peu de sérieux dans les débats. Mais malheureusement pas sur les sujets du niveau d'une élection de ce genre, pas sur les enjeux réels que le pays affronte. Le contexte international, pourtant au cœur des prérogatives présidentielles, a disparu de la scène médiatique, seule référence de bien des électeurs, hélas. Silence sur le rôle à venir de la France dans ou hors l'Otan, sur la dissuasion nucléaire, encore moins sur le Grand Marché Transatlantique dont personne ne veut jamais parler.
Merah, c'était l'homme qui tombe à pic. Avec 45% des voix à eux deux, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen peuvent consacrer à Saint-Merah un beau cierge tous les soirs avant d'aller se coucher.
Car chaque jour passe avec son lot d'horreurs et d'événements à fort potentiel émotionnel. Toute l'habileté du marketing politique consiste à braquer les projecteurs sur l'un ou l'autre.
Cet événement dramatique intervint alors même qu'un travail de mise en lumière des impasses de la propagande du F.N avait juste commencé de porter ses fruits... Beaucoup de gens ont compris -et ça c'est acquis- que le F.N n'offre aucun point de convergence avec le Front de Gauche, ni sur le logement, ni sur l'éducation, ni sur la santé, ni sur la retraite, ni sur les droits sociaux dans les entreprises, rien. Les citoyens qui votent F.N semblent ne pas croire eux-mêmes au refrains de Mme Le Pen, sinon comment pourraient-ils encourager les inégalités sciemment ?
Le F.N, c'est une expression populaire qui chante faux car le diapason est faux.
Un vrai travail d'éducation populaire, à l'ancienne, comme aucun candidat ne l'avait fait avant Jean-Luc Mélenchon. Serait-ce que la puissance de feu de l'Euro-libéralisme, qu'il soit dit "de droite" ou dit "de gauche", s'accommode décidément bien de la présence d'un Le Pen aux élections, dont tout affaiblissement affaiblirait par-là même l'efficacité de l'épouvantail qu'ils mettent en place depuis 40 ans ? L'Europe a des cancers qui se nourrissent l'un l'autre, on appelle ça des métastases.
De plus, un score de 17 % du Front National permet avantageusement pour les médias de remettre au premier plan les thèmes vendeurs : faits divers, insécurité à laquelle la Police fait face. Sans insister sur les causes. Non parce qu'elle augmente, les chiffres l'infirme, mais parce que la Police manque de moyens en Personnel et qu'elle ne peut pas travailler en terme d'objectifs chiffrés à réaliser. Je connais des gardiens de la paix qui avaient cru en Nicolas Sarkozy en 2003, en 2007, et qui n'en peuvent plus.
Ces 17% de Le Pen vont permettre encore longtemps aux futurs Nicolas-Sarkozy et à tous les François-Hollande de continuer à crier au loup lors des prochaines campagnes présidentielles : d'appeler au "Votutil" dès le premier tour. On s'appuiera désormais sur le score de Mme Le Pen de 2012 pour la gratifier dans les sondages dès 2016, après s'être appuyé durant la décennie précédente sur le score de son père de 2002.
Tout consiste à réduire cette élection majeure de la vie politique française à un seul tour. Là aussi, "There's no alternative"
Au lendemain du premier tour, l'écran de fumée Le Pen joue à plein tube. À titre d'exemple, j'ai hurlé de rire à la question posée comme suit de la part d'une journaliste de Public Sénat à Ségolène Royal : "Maintenant que Mélenchon est très bas, François Hollande aurait les coudées franches pour nommer un premier Ministre comme François Bayrou ?" Mme Royal ne disconvint pas. L'effaceur... efface le fait que M. Bayrou a perdu 3 millions et 544 770 voix depuis la précédente élection.
Le Front de
Gauche est une coalition qui a commencé par obtenir 5,5% aux
européennes, puis 6% aux régionales, puis 11% au premier tour des
sénatoriales, et voilà 11,11% à la présidentielle, ce qui donne 3 millions 278 030 voix nouvelles en plus. Au suivant !
Qui a voté Le Pen ? Encore et toujours des quartiers de banlieue où règnent chômage, déclassement, insécurité sociale, et des villages de la France profonde, où les lieux de rencontres, cafés, commerces, ont été effacés en même temps que les églises se sont vidées. La solitude, la vieillesse, dans la douceur d'un village, c'est déjà difficile. Mais dans une tour... L'incertitude d'un monde où chacun a dans sa famille quelqu'un qui a perdu, son travail, son espoir, sa famille, la vie. Depuis que l'éxode rurale a commencé (60's) la main d'œuvre n'est plus agricole, le travail a gagné les villes (70's), dix ans seulement avant que le chômage à son tour ne les gagne.
Laissons les vieux finir leur vie dans la solitude et la peur, et laissons les plus jeunes commencer leur vie au bord de la route en l'absence de perspectives meilleures que celles de leurs parents, et dans dix ans nous aurons la Hongrie en France, avec des villas grillagées et des femmes claquemurées aux choses du ménage.
Changez les choix rédactionnels des journaux télévisés, la France soufflera un peu et sera moins paranoïaque. Les personnes qui ont peur sont vulnérables et manipulables : ça a toujours marché, alors pourquoi s'arrêter ! C'est la recette miracle pour diriger nos vies.
La peur s'insinue jusque dans les bureaux de vote :
Au premier tour, votez sous la menace Le Pen.
Au deuxième tour, votez sous la menace Sarkozy.
Ne choisissez pas, votez un revolver sur la tempe,
mais surtout n'ayez pas peur !
La concurrence et la division sont tellement bien ficelées entre les gens des couches populaires, et la solidarité tellement forte entre riches, le néo-libéralisme sème tellement bien la zizanie que des gens qui auraient tout intérêt de voter à gauche votent à droite, non par peur d'aller vers une économie solidaire pour laquelle ils n'ont pas de référence, mais par des réflexes de peur sollicités chaque jour dans toutes les représentations fabriquées à la télévision depuis des décennies. Sinon, comment se ferait-il que des sociétés instruites, comme nous le sommes, élisent des délinquants de haut vol comme M. Nicolas Sarkozy, par exemple ?
Autrement dit , il est facile et surtout infertile de qualifier de "fachos" les électeurs de Le Pen. Il y aura 3% de racistes, royalistes, grands bourgeois qui font des choix assumés d'ultra-libéralisme économique. Les 15% d'autres électeurs de Marine Le Pen (si ce résultat n'a pas été obtenu par la magie des votes électroniques) ne sont que les victimes de T.I.N.A*, la propagande du néo-libéralisme présenté comme seul horizon obligatoire. Ces électeurs méritent toute notre attention, non pour les idées qu'ils sont censées représenter, mais pour les symptômes qu'ils présentent :
T.I.N.A, ils en sont victimes d'un côté, désinformés et hystérisés contre "l'étranger" en général, et ils la combattent de l'autre, conscients d'être pris dans la nasse d'un "système" politico-économico-mediatique qui s'auto-protège. Comme l'ami Nicolas, avec qui je tape le carton au rade de quartier où je vais le soir, nombreux sont ceux qui ne voient que les effets du néo-libéralisme et non leurs causes. Comme celui regarde le doigt au lieu de voir la lune, ils parlent de la menace de l'islam pour le modèle culturel français.
Mais ils ne voient pas que le modèle culturel français est un manteau d'arlequin tissé au cours des siècles de l'histoire de France. Il est métissé de l'Italie, de l'Espagne, des Flamands, des Anglais, des Arabes, des Turcs, des Serbo-croates. La France est le Brésil de l'Europe.
Et s'il doit être victime, il l'est d'abord par l'influence culturelle du néo-libéralisme U.S et sa présence quotidienne qui fait entrer dans les cerveaux, par la force de la répétition, les schémas des séries à la télévision. La classe populaire est présenté comme la classe dangereuse, et dangereuse, elle en vient à se méfier d'elle-même. Il serait même intéressant de faire une étude sociologique où figurerait les habitudes télévisuelles et les votes.
Ils voient -et je le sais pour en discuter avec eux- que l'on précarise les salariés, ils voient qu'on rend les services publics inefficaces, dont la Police, et qu'ensuite on envoie cette même Police faire le ménage ou passer son kärcher... Ils voient que l'on méprise ensuite ceux qui ne votent pas comme il faut (le Non de 2005). Ils pensent même être victimes d'irrespect post-électoral en 2012, alors même qu'on ne parle que des propositions du F.N durant cet entre-deux tours !
La persécution est un sentiment intarissable. Elle traduit un sentiment qui affecte toutes les sociétés démocratiques européennes qui souffrent de plus en plus de se sentir dirigées d'une main de fer. Un Italien aujourd'hui depuis la démission de Silvio Berlusconi vous dira avoir le sentiment d'être sous occupation allemande.
Mais ils ne voient pas que l'on désigne des boucs-émissaires faciles, pauvres comme eux, français comme eux, et que l'atomisation des familles et des quartiers en individus, le cauchemar des pavillons, la priorisation des moyens de l'éducation aux beaux quartiers, la relégation au ban des zones où l'éducation devrait être la priorité, que tout cela divise, fait grandir les enfants les uns loin des autres. Pas les mêmes écoles, pas les mêmes colos, pas les mêmes boulots, et bientôt pas les mêmes cimetières !
Si vous ajoutez à ce rouleau compresseur l'hostilité des médias pendant les campagnes, la peur du retour en arrière (alors que la régression est bien là et pas à cause des économies socialistes) la peur de la punition, des chars et des bolcheviques pour les + de 65 ans, vous obtenez une diversion massive de l'électorat populaire vers ce qui les éblouit, et les divise. Sur deux Fronts, il y en a bien un de trop.
"Votutil" et "TINA" vont ensemble leur chemin vers toujours moins de possibilité d'une rébellion, fût-elle démocratique. Pour leur donner toute leur force, l'ignorance organisée est à l'œuvre et, pour reprendre la formule claire de Jacques Généreux en début de campagne, "si les gens savaient (et comprenaient) massivement nos propositions, ils voteraient pour nous massivement".
C'est aussi simple que ça. Malheureusement.
Lire ou relire La Dissociété et La Grande Régression, de Jacques Généreux.
deux villages qui votent F.N :
* "There Is No Alternative", il n'y a pas d'autre choix, Margaret Thatcher, dictatrice, apôtre néo-libérale anglaise des années 1980.