Le documentaire musical est un genre
exigeant où la part de l’authenticité des protagonistes, dès lors qu’il
se savent filmés, est toujours difficile à obtenir. C’est ce que
réussit à merveille «Traviata et nous» de Philippe Béziat. Ce
documentaire est plus que ce qu'il prétend être, qui suit de façon
non-chronologique l’élaboration d'un spectacle lyrique archi-remâché,
présenté à Aix-en-Provence en juillet 2011 et retransmis sur Arte en
direct.
Les choix artistiques sont ténus, pas d’interview, que du témoignage visuel, place aux corps et à l’image. L’opéra, c’est physique, c’est charnel, la transcendance se voit et s’entend. Au novice qui découvrira ainsi qu’au connaisseur des arts de la scène, il plaira de voir la patiente progression du travail, du décorateur aux assistants à la mise-en-scène. L’accent est porté sur les dialogues entre le metteur en scène Jean-François Sivadier, ici saisi dans ses interrogations plutôt que ses certitudes, et l'interprète Natalie Dessay, tous deux accoucheurs de cette Violetta si incarnée, souvent au bord des larmes. Au bord seulement, et c’est toute la différence entre une grande artiste et un bonne professionnelle.
Philippe Béziat et son monteur s’affranchissent des linéarités du genre, des juxtapositions convenues, de la chronologie des scènes. Tout cela est revisité au profit des allers-et-retours, des projections, des brouillons que tout artiste opère dans son esprit et qui à un moment prend une vie, éphémère, en public, sur le plateau.
Le documentaire -au premier degré- rend hommage à cette fantastique actrice lyrique qu’est “la” Dessay. On ne le dira jamais assez, mais la plus petite voix du monde qui s’est révélée une des plus grandes, utilise toutes les ressources émotionnelles et intellectuelles possibles pour mener à bien son interprétation de Violetta et accepte de composer entre ce qu’elle sait devoir faire, et les desiderati du metteur en scène, de l’éclairagiste, du costumier.
Et c’est là le second niveau du film- où apparaît un hommage à tous les corps de métier qui participent à l’élaboration du spectacle, mais aussi indirectement rend grâce au talent-même des équipes à l’œuvre ; ici Natalie Dessay est mise en lumière d’une façon inédite, peut-être grâce au temps passé par le cinéaste à se faire oublier, et nonobstant les nombreux portraits qui lui ont déjà été consacrés. Le public n’a de vision de l’artisanat de l’art que très partielle, et ce film rend justice à l’extraordinaire mise en œuvre du talent, de cette conjugaison des qualités des êtres par un processus éminemment collectif.
Sur un plan formel, ce work-in-progress bien mis en image surmonte, par l’intérêt du sujet, la fadeur des lumières de répétitions. Vient le temps du travail sur la scène du festival d’Aix-en-Provence, ici de toute beauté, les lumières de la Provence se reflètent dans les yeux des chanteurs, avec le bruit des oiseaux de l’Archevêché pour tout accompagnement musical. Alors le film décolle, en évitant les classiques écueils comme la chronologie ou l’illustration. Le montage se permet des sorties, des séquences sonores où l’opéra de Verdi est librement butiné par Philippe Béziat ; et ça marche.
Mieux, ce «Traviata et nous» devient une ode à un aspect concret qui échappe souvent à ceux qui restent extérieur au monde du spectacle, mais qui saisit toujours l’heureux observateur de ces choses : La concentration.
On voit au travers le travail des costumiers, des régisseurs appuyant leurs panneaux comme les marins leur voiles par vent d'alizés, au travers la minutie du chef Louis Langrée et des choristes dont on voit jusqu’au mouvement des lèvres, au travers le regard synchrone du violoniste qui dose un mouvement d’archet microscopique, au travers l’attention permanente de la collaboratrice à la mise en scène, Véronique Timsit, courbée sur son pupitre, au travers le regard imaginatif et virevoltant de Jean-François Sivadier, fin connaisseur de son affaire mais souvent pris dans des moments de recherche (bravo pour son abnégation), l’on voit bien, dis-je, que cette concentration n’est pas une posture. Elle est cette belle et entière implication de l’être humain dévolu à son travail, dévolu à l’œuvre, dévolu au respect du public et à lui-même. C’est ce qui permet à la création d’advenir, car il faut être digne de servir un chef d’œuvre qui traverse l’histoire. Voici l’être humain dans ce qu’il a, selon moi, de plus beau : concentration, convergence, toute l’intelligence collective au service de la beauté.
C’est aussi l’occasion d’apercevoir avec bonheur le travail du très grand baryton-verdi et pourtant très discret Ludovic Tézier. Ici, pour son premier Germont, il offre une facette authentique de sa façon de travailler, nette, sûre, réfléchie, toujours reliée aux autres artistes, aux techniciens du plateau et à la fosse d’orchestre en même temps. Sa façon calme d’être “ensemble”, sa vocalité et sa musicalité, exceptionnelles il va sans dire, servent le personnage à venir par une réflexion en action. Quelle aura et quelle présence que cet artiste-là ! À ce titre, «Traviata entre nous» aura une qualité d’archive et deviendra sûrement une référence ; car nous avons la chance de connaître en France deux des plus beaux artistes lyriques contemporains de ces cinquante dernières années, Dessay et Tézier. Imaginez un peu, c’est comme si nous avions des répétitions de Renata Tebaldi et Piero Cappuccilli en dialogue avec Strehler...
On ne peut que regretter que le choix des interventions de Jean-François Sivadier, qui pour être touchantes souvent et drôles même, le place dans une position trompeuse de metteur en scène essayiste, alors qu’il s’agit d’un homme de théâtre qui connaît la partition par cœur et en italien... Cela ne rend pas justice à son vrai talent. C’est le seul bémol, ainsi que dans l’économie du montage une part inégale accordée à Violleta-Dessay, ultime concession au marketing, au détriment du bel Alfredo de Castronovo et du Germont de Tézier. Bref, on en redemande alors que le format est déjà généreux.
La qualité de travail et l’expérience de plateau de Natalie Dessay et de Ludovic Tézier confirment que chacun à leur manière, les artistes s’accomplissent dans l’écoute et non dans l’autisme de leur gloriole, dans l’interrogation et non dans la mise en avant de leurs savoirs-faire, dans le collectif et non dans la prétention, glorifiée par le star-system. Là où le film se distingue, c’est qu’il ne fait pas l’apologie mystique ou promotionnelle d’un talent hors du commun, comme ces nombreux portraits qui dévoient souvent le documentaire en projet publicitaire au profit des maisons de disques ou d’un seul artiste. Il fait la démonstration en creux que ce sont bien des artistes à l’œuvre, humains, fragiles et beaux.
Cette séquence pleine d’humour et tendre à la fois, où l’on voit la môme Dessay tenter de faire et refaire son geste, dix fois, vingt fois, pour trouver le tempo juste, le bon angle de chute, le bon moment sur le geste du chef, restera comme un des plus beaux plaidoyers en image sur le travail de l’acteur (lyrique) en scène.
Métaphore de la chute inévitable des artistes qui, lorsqu’ils ne sont pas jetables et réussissent à s’imposer pour exister, finissent un jour dans l’oubli, comme le funambule dont la corde casse et qui trouve le gouffre sous ses pieds.
Mention spéciale au producteur du film Philippe Martin (Pelléas films, Pelléas et Mélisande, Le chant des aveugles, Noces Stravinsky/Ramuz) parti de rien dans cette aventure. Documentaire engagé au 50ème festival film de New-York
Interview de L. Tézier http://www.concertclassic.com/journal/articles/alaune_20101015_3379.asp
Interview de N. Dessay
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