dimanche 4 mars 2012

Let's make money, ou "L'affront fait à l'Humain"

Il est des soirs tardifs où l'on se dit qu'il subsiste quelque part des programmateurs encore conscients et encore libres. LCP ce soir-là a fait honneur à ce qu'on appelait "la Télévision Française". Vous savez, celle où nous contribuions autrefois par une redevance annuelle et c'était tout ; celle que nous connaissions avant que les privatisations du secteur audio-visuel n'en dévoient les contenus au dernier degré.


La chaîne parlementaire a diffusé le documentaire de Erwin Wagenhofer, "Let's Make Money", qui avait été salué par la critique à sa sortie, et qui fut produit, chapeau bas, en l'an -1 avant le cataclysme des subprimes


Plus qu'un documentaire sur "la crise", c'est un objet d'éducation populaire que chaque association devrait diffuser dans les villages, les bistrots, les centres culturels, ex-Maisons du peuple, de la jeunesse, des dames patronesses. 


Il est intéressant à plus d'un titre. D'abord parce que les images sont dignes d'une photographie de cinéma. Ici, la beauté des plans côtoient la violence clinique du propos. 

Mais surtout parce que, sans aucun commentaire additionnel, la parole a été donnée à deux sortes d'invisibles sur l'échelle sociale : à ceux qui y culminent, qui voient au loin, à ceux-là qui formulent les projets pour tous ceux qui sont sur l'échelle avec eux et sous eux. Et puis à ceux qui tiennent l'échelle. À ceux qui produisent sans jamais voir la valeur ajoutée ni les dividendes que leur travail va générer.

mine de cailloux au Burkina-Faso. extr. de "Let's Make Money"

La seule parole a été donnée à ces deux extrémités du corps social qui ne la prennent jamais d'ordinaire ; les uns parce qu'ils la détiennent, les autres parce qu'on ne la leur donne pas. Les uns préoccupés de fabriquer des valeurs, des images ; les autres qui regardent ces images qu'on leur dit de valeur.


Grâce à "Let's Make Money", j'ai vu dans le même instant les vampires et leurs proies ; et surtout les liens de cause à effet que tout s'ingénie habituellement à soustraire à la vue du public.
À y bien regarder, c'est la force de ce projet, nous prenons conscience que nous sommes abreuvés à longueur de temps des avis des mêmes experts, des mêmes professeurs aux mêmes journalistes. Les sentiments de l'homme de la rue, ses émotions,  jamais sa raison, sont recueillies à chaud, voire orientés, le tout dans un format trop court où les phrases sont univoques, dépourvues des messagers de la nuance que sont les Cependant, Quoique, Or, Bien que...  L'écrit s'éloigne de l'oral jusqu'à bientôt lui devenir presque une langue étrangère.


Là, au contraire. Qu'il recueille la parole de l'ouvrière des champs de coton Burkinabée, ou celle du dirigeant d'un colossal fonds spéculatif (hedge fund) à Singapour, l'un se nourrissant de l'autre, le cinéaste jamais n'interrompt son sujet et chaque paragraphe de ce documentaire bien séquencé se décline à la manière d'une confession silencieuse mêlée d'images insoutenables où de jeunes bébés sont élevées dans la mine où l'on casse des cailloux dès l'âge de 7 ans.


Confession d'un ancien assassin économique, dont on se demande même comment cet agent a pu témoigner sans avoir le projet à très court terme de se réserver une balle de 9 mm.

Confession aux yeux mouillés d'un gérant de coopérative agricole africaine, mu par l'amour de sa patrie, mais conscient que les politiques usuraires du F.M.I vont finir par transborder toute sa population, passée de valide à invalide, d'utile à inutile, aux portes de l'Europe,- et le regretter.

Le mercenaire y fait lui-même allusion : Shylock aurait voulu qu'on lui donne un morceau de sa chair en gage. On repense alors à cette célèbre sentence de Shakespeare dans le Marchand de Venise : "... rien ne pourra racheter l'affront fait à l'humain". Et aussitôt les questions abondent : A quoi veulent-ils aboutir, jusqu'où iront-ils dans l'odieux ? Quel est le projet de société ? Y en-a-t-il seulement un ?


Spectaculaires et ô combien instructives sont les deux séquences accordées au témoignage de John Christensen, Conseiller économique de l'île de Jersey, "paradis fiscal", ou bien plutôt "enfer social" -comme on voudra. Ce monsieur très smart exprime avec une concision cinglante et un phénoménal sens de l'histoire contemporaine, la nature exacte, par le menu, de ce que tout le monde rebat les oreilles mais que personne n'explique jamais en télévision : le néo-libéralisme. Séquence proprement hallucinante de 2 mn 30 seulement, où il nous explique dans un taxi londonien comment et pourquoi le F.M.I et la Banque Mondiale ont imposé leur vision de l'économie au reste du monde. Le consensus dit de Washington (*).


Quatre petits points, quatre directions qui façonnent l'histoire de ces quarante dernières années, quatre éléments de compréhension sans lesquels on ne comprend rien -mais rien- de ce qui arrive à nos économies, nos industries, nos emplois, et bien sûr nos systèmes de protection sociale, pour ceux qui en disposent.

Une séquence analogue tous les soirs aux 20 heures de TF1 et je vous promets que bientôt les citoyens commenceraient à voter dans le sens de leurs intérêts !



Ce néo-libéralisme, projeté dès 1971 est une arme politique au sens pur. Nombre de  dispositions législatives ont découlé de la disparition de l'étalon-or au profit de l'étalon-dollar, ou plutôt du pétro-dollar. La tristement célèbre loi française du 3 janvier 1973 par exemple en est un avatar, qui interdit à l'Etat d'emprunter aux banques privées et non plus à lui-même (Banque de France) ... C'est aussi de cela dont Let's Make Money parle, en creux. Une arme de l'argent-roi pour l'argent et à sa propre destination.
L'économie n'est ainsi plus au service de l'humain mais le contraire et un nouveau capitalisme dictatorial dont l'absurdité, même anthropologique, n'est plus à démontrer a pu advenir.  
(lire La Dissociété, de Jacques Généreux ed. Seuil.)


Le film après quelques années n'a pas pris une ride, car on relie ces événements d'alors à ceux connus aujourd'hui, lorsque l'Euro s'est fait attaquer par la spéculation monétaire dès lors que les USA ont commencé à voir des devises libellées en Euros remplacer les leurs en 2011. Mais les Etats-Unis sont paraît-il des alliés...


S'ensuivit alors sur LCP un débat d'une platitude étonnante, chacun semblant sidéré et ne sachant plus quel prêchi-prêcha ressortir des vieillies armoires. Le journaliste a été bien cruel de réunir deux types de contradicteurs. Notre député Fourous (U.M.P) a été bien en peine d'expliquer que ce modèle avait fait émerger un milliard d'individus de la misère depuis trente ans. 

Il ne semblait pas choqué que les intérêts vitaux de nos nations ont été transférées peu à peu, mieux, prises en otage, par des entités privées, des banques privées, leurs marchés, leurs agences et les bourses. Il se garda bien de dire, en bon chien-de-garde du temple néo-libéral que malgré les énormes flux financiers générés, et donc les fameuses "richesses", pourquoi y a-t-il aujourd'hui des émeutes de la faim au Niger, des pays d'Europe comme la Grèce qui régressent, ou pourquoi les productions de valeur ajoutée qui font tant la fierté des suiveurs du F.M.I sont telles, qu'il y a encore 963 millions de personnes qui meurent de faim.


Ne serait-ce pas au contraire que le monde s'en porterait mieux sans cette doctrine économique absurde ?
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Entretien avec Wagenhofer :


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